Mémoire et identité

Publié le par Walter Blanc

Musée de la Blanchisserie, Craponne

Musée de la Blanchisserie, Craponne

Tous les fans de Lucky Luke connaissent ce cliché de l’entrée du cowboy dans une petite ville du Far West. L’accueil est souvent glacial sur le panneau d’entrée en bois brinquebalant, et toujours lapidaire : « Cactus Junction - Etranger, nous avons tout pour te recevoir : un hôtel, une prison, un saloon, un cimetière ». D’un petit bout de territoire sans Histoire avec un grand H, les autochtones n’ont pas grand-chose à dire. Ils s’en remettent alors à l’humeur de la ville et ses caractéristiques du moment, faute de mieux.

Ce qui prête à sourire dans les albums cartonnés du cowboy solitaire qui tire plus vite que son ombre s’avèrerait bien triste pour une ville bien réelle d’aujourd’hui. Imaginez-vous : « Craponne, son hôtel, sa gendarmerie, sa brasserie, son cimetière ». Bof, non ? Mais alors, quoi d’autre ? Qu’est-ce qui caractérise notre commune aujourd’hui, qu’est-ce qui forge son identité ? Comment définir ce territoire en plein développement, qui accueille de plus en plus d’habitants ? Faites l’exercice, pour voir : dans un élan inédit de consultation populaire, la municipalité vous demande de trouver les trois lieux porteurs de l’identité de Craponne, pour inscrire sur les panneaux d’entrée de la Ville. Que retenez-vous ?

Pour obtenir des éléments de réponse, nous sommes allés dans l’ancienne usine Gladel voir Henri Robert, président du Groupe de Recherche et d’Etude de l’Histoire de Craponne (GREHC), l’association qui a créé le Musée de la Blanchisserie et qui le gère aujourd’hui. Ses yeux pétillent lorsqu’il évoque Craponne, et son sourire ne laisse aucun doute sur la passion qui l’anime. Il est intarissable, Henri. Avec une vingtaine de bénévoles actifs, il est de tous les événements de la ville. Comme il nous l’avoue pudiquement, il ne sait pas dire non lorsqu’on le sollicite. Les nouveaux arrivants l’auront croisé lors de la balade découverte de la ville qui leur est consacrée, d’autres auront peut être assisté à une des conférences qu’il donne parfois pour contribuer à financer les activités du musée. On doit aussi au GREHC l’animation des journées européennes du patrimoine en septembre, ou l’organisation du salon des collectionneurs, « 29 éditions quand même ! » précise-t-il avec gourmandise.
C’est que pour Henri Robert, la collection est une seconde nature. « J’ai accumulé un certain nombre de fers à repasser depuis très longtemps, qui sont tous au musée maintenant». Le fonds constitué patiemment balaie l’intégralité du métier de la blanchisserie artisanale. « On parle de tout », précise Henri, comme si on avait pu douter de l’exigence avec laquelle ces passionnés ont préparé leur musée, « machine à laver, essorage, repassage… On a un petit coin où l’on explique que les premiers blanchisseurs lavaient le linge à la rivière, ensuite on a le passage à l’artisanat, jusqu’aux années soixante, et puis après on est obligé de s’arrêter car les machines deviennent trop imposantes. Mais on a un film. ». La chronologie appelle l’Histoire, qu’Henri Robert convoque régulièrement pour expliquer l’évolution du métier. « En 1903 arrive l’eau du Rhône sur la commune, donc le blanchisseur a l’eau à la maison. Pourquoi irait-il se fatiguer à descendre sur le bord de l’Yzeron pour laver son linge ? Il s’installe donc chez lui dans ce qu’on appelle une plate. Il y a ainsi une période où l’on lave à la maison mais sans machine. Et puis il y a la troisième période, qui commence dans les années 1910-1914 à peu près, où la première machine à laver artisanale est créée à Craponne, et à partir de là l’activité va beaucoup se développer. C’est là que les clients deviennent les hôpitaux, les restaurants, les particuliers… »
Cette machine à laver de 1910, c’est le clou de l’exposition, une pièce unique made in Craponne. D’autres pièces introuvables ailleurs viennent de plus loin, « comme cette machine à laver familiale qui date de 1928, et qui est l’ancêtre de notre machine à laver aujourd’hui. Elle tourne dans les deux sens grâce à un inverseur de mouvement à mercure, c’est une pièce exceptionnelle ! On a aussi une machine à marquer le linge unique qui vient du Danemark ». On se prend à imaginer ces trésors d’ingénierie voyager tout ce chemin jusqu’à Craponne, à une époque où les voitures roulaient à peine... Pourtant, Henri Robert est catégorique : « Tout vient de la route, en fait. En 1756 se créé la nouvelle route, l’avenue Edouard Millaud aujourd’hui. La circulation entre Lyon et Craponne devient plus facile, car la voie romaine était impraticable. Il était de coutume à cette époque là que les familles lyonnaises bourgeoises envoient leurs enfants malades et chétifs en nourrice à la campagne. Or, Craponne était la campagne à cette époque, et pas très loin de Lyon. Les paysans de Craponne étaient très contents de recevoir ces enfants, parce qu’ils étaient très pauvres, le sol chez nous n’est pas très fertile. Les parents, en venant voir leurs enfants, s’apercevaient que leurs enfants étaient bien nourris, bien logés, mais surtout bien blanchis, car c’était important au XVIIIème siècle. Petit à petit, les paysans se sont ainsi mis à laver le linge des enfants, mais aussi des parents, et puis voyant que c’était rentable de laver le linge des autres, ils se sont dit qu’ils allaient chercher le linge à Lyon : c’est comme ça que se sont formés les premiers blanchisseurs.»

On se demande alors si d’autres villes organisent aussi la conservation de ce patrimoine artisanal, mais lorsqu’on pose la question de l’existence d’autres musées sur ce thème, la réponse fuse, simple : « Non. Il y en a un en Belgique, qui est le musée de la lessive, mais ce n’est pas tout à fait pareil. Ce que l’on conserve ici est tout à fait exceptionnel. Une partie de la collection est actuellement à Boulogne Billancourt. Comme Craponne, Boulogne était la capitale des blanchisseurs pour la région parisienne, mais ils n’ont rien gardé. Il y a eu de grosses blanchisseries, mais tout a été démoli. Comme ils n’avaient pas grand-chose ils sont venus nous voir pour nous demander si on pouvait leur prêter des objets. » C’est important de protéger ce patrimoine ? Henri Robert en est convaincu, il se fait grave pour la première et dernière fois de notre entretien « c’est la mémoire de la commune. La commune a été capitale des blanchisseurs pendant 150 ans. C’est un devoir de mémoire, parce que la blanchisserie, c’est fini. »

Aujourd’hui, le musée est ouvert tous les dimanches après-midi entre 15h et 18h rue Joaquim Gladel. « Chaque mois, il y a aussi une animation spécifique. En janvier, ce sera le dimanche du thé, avec une dégustation de thé et de café, en février ce sera le dimanche des crêpes, et en mars, le dimanche des fers à repasser Calor, avec une tombola qui permettra de gagner un fer Calor d’aujourd’hui. » Au printemps, peut être vous laisserez vous tenter également par la journée au pays des blanchisseurs : une balade le long de l’Yzeron, suivi d’un repas au restaurant et d’une visite du musée, « tout cela pour le prix de 28 euros par personne, repas compris. ».
L’animation, c’est la clé pour la fréquentation. Henri Robert annonce entre 1500 et 1800 visiteurs par an. C’est autant que la maison d’Yzeron (l’Araire), trois fois plus que le musée de sciences biologiques de Marcy l’Etoile, et deux fois plus que le musée de Guignol à Brindas (hors théâtre). « Il faut dire une chose : quand on reçoit les classes des enfants, ils sont intéressés, c’est extraordinaire. On leur fait laver le linge comme à la rivière, on les fait repasser,… chez nous tout se touche. On a aussi fait beaucoup d’effort pour accueillir les personnes handicapées, en fauteuil ou malentendantes. Il n’y a pas beaucoup de musées de notre taille qui sont capables de faire ça. »

Vivre au présent, penser au futur en s’appuyant sur ce que nous enseigne le passé… Le GREHC s’inscrit sans le savoir dans la ligne du professeur Patrick Boucheron, qui a inauguré en janvier sa nouvelle chaire d’Histoire au Collège de France sur le thème Ce que peut l’Histoire. « Je veux remettre l’Histoire dans le débat intellectuel, montrer que nos questions d’aujourd’hui réactualisent celles d’hier », nous dit Boucheron. Une position qu’Henri Robert, ancien professeur d’histoire-géographie, ne renierait surement pas, alors qu’il nous explique sa vision des prochaines années. « Si seulement la commune pouvait mettre un droit de préemption sur le reste du bâtiment où nous nous trouvons en location aujourd’hui… Dans un espace comme cela, je verrais 2 choses : le musée de la blanchisserie et un musée d’histoire de Craponne. Les bannières, la fanfare,… on a plein de choses ! Et puis je verrais bien en plus un musée Teppaz et peut être un musée des cycles Follis. Avec la valorisation à venir des piles de l’aqueduc romain, l’Yzeron, le musée et pourquoi pas l’aménagement des rives du Ratier, l’autre cours d’eau de Craponne aux abords magnifiques, on aurait un vrai projet d’attractivité touristique ! ». Et en plus, ça aurait de l’allure sur les panneaux d’entrée de la ville.

Machine à laver de 1910

Machine à laver de 1910

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